« Dans la vie, l'essentiel est de porter sur tout des jugements à priori. Il apparaît en effet que les masses ont tort, et les individus toujours raison. Il faut se garder d'en déduire des règles.»
Boris Vian est né en 1920 et ses 39 années d'existence nous offrent une production abondante et variée.
Il naît dans une famille d'aristocrates cultivés, sait lire à 5 ans et son enfance est nourrie des lectures de contes et de romans d'aventures : François Rabelais, Alfred Jarry, H.G. Wells, Lewis Carroll et Jules Verne. Elle est aussi baignée par la musique de Satie, Debussy ou Ravel jouée à la harpe ou au piano par sa mère musicienne.
A 12 ans, il contracte une angine qui, mal soignée, déclenchera une maladie de cœur d'où une surprotection de la part de sa mère dont il souffrira beaucoup, à l'instar de Wolf, le héros de « L'Herbe rouge ».
Jeune, il sait déjà que la vie lui est comptée et, non pas en dilettante, mais en travailleur acharné, il court après le temps.
Après avoir obtenu successivement 2 baccalauréats (Bac philo latin grec à 15 ans, Bac mathématiques à 17 ans), il entre à l'École Centrale ; ce qui peut paraître un peu étonnant pour cet artiste aimant la littérature et la poésie de se consacrer à la mécanique et à la chimie. Mais c'est parce qu'il s 'ennuie ferme lors de son contrat de travail à l'AFNOR, qu'en écoutant du jazz, il commence à écrire, notamment un pamphlet contre le travail administratif «Vercoquin et le plancton ».
Il est donc à la fois ingénieur diplômé de l'Ecole Centrale, trompettiste, écrivain, chanteur, scénariste, journaliste (pour une cinquantaine de revues notamment Jazz news, La Gazette du jazz, les Cahiers du disque, Combats, Jazz in Paris), peintre, inventeur et organisateur de fêtes mémorables à Saint Germain des prés. Ces nombreuses chroniques sur le jazz seront rassemblées dans «Ecrits sur le jazz » qui ne sera publié qu'en 1982 !
Très tôt, il créé avec ses frères un orchestre de jazz qui se produit dans les caves de Saint-Germain-des-prés où il rencontrera ses amis de toujours : Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Duke Ellington, Miles Davis, Henri Salvador...
Il se marie avec Michelle en 1941 et a 2 enfants : Patrick en1942 et Carole en 1948.
Dès 1953, il entre au Collège de Pataphysique où il rencontre Eugène Ionesco, Raymond Queneau, Jacques Prévert.
Sa production littéraire se compose de 11 romans, des nouvelles, 4 recueils de poésie, d'environ 500 chansons pour lui ou pour Serge Reggiani, Juliette Gréco, Magali Noël.... Il a aussi écrit des pièces de théâtre, des scénarios de film, des articles divers pour des revues littéraires ou de jazz, des traductions d'auteurs américains de romans policiers comme Raymond Chandler ou de science-fiction comme A.E. Van Vogt.
En 1951, il créé avec Raymond Queneau, Francois Chalais, France Roche et d'autres le « Club des Savanturiers » pour promouvoir en France la littérature de science-fiction, peu connue à l'époque alors qu'elle remporte déjà un grand succès aux États-Unis.
Il nous laisse aussi une œuvre picturale importante composée de dessins, peintures et croquis.
Il écrit sous différents pseudonymes.
Des spécialistes en ont dénombré 61 dont le plus connu, utilisé pour de nombreux romans dont le scandaleux « J'irai cracher sur vos tombes » est Vernon Sullivan. Mais il utilisait aussi des anagrammes de son nom comme Bison Ravi ou Baron Visi ou Michel Delaroche pour ses articles dans la revue Jazz News ou encore Lydio Syncrazi, Baurice Giono, Odile Leguillon...
Il publie ses romans en alternance soit sous le nom de Boris Vian soit sous celui de Vernon Sullivan.
Lorsqu'il écrit sous le nom de Vian, c'est à la 3ème personne, des romans poétiques mais plus sombres et sous le nom de Sullivan, ses livres écrits à la 1ère personne sont plus loufoques et les thèmes abordés sont plus violents (sexe, racisme), on y sent sa fascination pour les États-Unis et ses romans « hard-boiled ».
Il utilise son propre nom pour ses romans poétiques comme :
« L'Écume des jours » (1947) qualifié par Raymond Queneau de « plus poignant des romans d'amour contemporain » et où, dira Boris Vian, « l'histoire est entièrement vraie puisque je l'ai imaginée d'un bout à l'autre ».
Écrit en 3 mois de mars à mai 1946.
Où l'on rencontre Colin dont la fortune se compte en milliers « doublezons » et son ami Chick, passionné de Jean-Sol Partre. Ils se retrouvent autour du « pianocktail » qui livre autant de boisson qu'on y joue d'airs de jazz. Et puis Colin rencontre Chloé, sur un air de Duke Ellington, et c'est l'amour fou, bientôt rattrapé par un nénuphar qui grossit dans le poumon de Chloé. Commence alors une sombre lutte contre la maladie que Colin doit éradiquer en achetant toujours plus de brassées de fleurs fraîches censées faire reculer la maladie. Ruiné, il doit prendre un travail où il couve des fusils pour les faire pousser puis celui d' « annonceur de mauvaises nouvelles ». Au fur et à mesure de l'avancée de la maladie, inexorablement leur appartement rétrécit, s'assombrit. Même la souris grise à moustaches noires, compagne de Chloé jusqu'à la dernière heure, propose au chat de s'allonger dans sa gueule. Boris Vian y dénonce bien sûr l'horreur de la maladie mais aussi du monde du travail et le tragique du destin qui s'attaque à des êtres jeunes et beaux sans aucun espoir de salut.
Roman poétique, onirique autant qu'émouvant, c'est désormais un livre culte doublé d'un classique étudié dans les collèges et lycées.
(Re)lire l'Écume des jours, c'est s'autoriser à pénétrer dans l'univers poétique et surréaliste d'un écrivain rare.
C'était une gageure d'adapter « l'Écume des jours » au cinéma, mais le réalisateur Michel Gondry s'y est attelé, travaillant de nombreux mois sur l'adaptation. Même si le film est inégal, le cinéaste s'est appliqué à recréer l'univers surréaliste de Boris Vian bricolant les nombreux gadgets comme le pianocktail.
"Gondry réussit admirablement le défi qu'il s'était lui-même imposé en signant une œuvre magnifique à la fois tendre, drôle et douloureuse imprégnée d'un lyrisme visuel et émotionnel sur fond d'existentialisme où chaque scène devient un véritable ravissement des sens..." L'Ecran Fantastique - Nathalie Dassa "Sans rien retrancher à Vian, (...) Gondry impose son imaginaire au matériau d'origine. (...) L'opération était délicate. La greffe est très réussie." Première - Frédéric Foubert.
« L'Automne à Pékin » (1947) où il n'est question ni d'automne ni de Pékin mais d'un homme qui a raté son bus et se retrouve en plein désert d'Exopotamie, à construire un chemin de fer qui ne va nulle part. Roman surréaliste, voire burlesque qui dénonce l'administration, le monde du travail et la religion.
« L'Herbe rouge » (1950) où un ingénieur, pour calmer ses angoisses, peut remonter dans sa mémoire et ses souvenirs grâce à une machine qu'il a inventée. Vian règle ses comptes avec la psychanalyse dans ce roman loufoque.
« L'Arrache-cœur » (1953).
Boris Vian, fasciné par la culture américaine, a traduit des romans noirs américains et des romans de science-fiction.
Ses romans écrits sous le pseudonyme de Vernon Sullivan sont un hommage à ces romans noirs américains qui faisaient fureur parmi la jeunesse française et européenne :
« J'irai cracher sur vos tombes » (1946). Au départ, Boris Vian prétend juste traduire un texte d'un certain Vernon Sullivan. Ce roman policier se passe dans une petite ville du Sud des États-Unis, où vit Lee Anderson, libraire, métis. Lorsque son frère se fait lyncher parce qu'il est amoureux d'une blanche, Lee ne pense plus qu'à le venger. C'est l'occasion pour Boris alias Vernon de dénoncer le racisme dont sont victimes les Noirs américains.
Ce livre cru, violent, empreint d'érotisme devient vite un best-seller mais il est interdit car « pornographique et immoral » et Boris Vian est condamné pour « outrage aux bonnes mœurs ».
« Les morts ont tous la même peau » (1947) : cette fois encore Vernon Sullivan plagie le roman noir américain dans cette nouvelle dénonciation du racisme où la violence et les scènes érotiques ne manquent pas. C'est l'histoire de Dan, videur dans un bar new-yorkais. Alors qu'il mène une vie tranquille avec sa femme blanche et son enfant, son frère débarque menaçant de révéler ses origines.
« Et on tuera tous les affreux » (1948)
« Elles se rendent pas compte » (1950) : quatrième et dernier roman sous le pseudonyme de Vernon Sullivan. Dans le Washington des années 50, Francis apprend que sa meilleure amie Gaya, 17 ans, va se marier avec un truand notoire, trafiquant de drogue, homosexuel de surcroit. On y retrouve le sexe, la drogue, la violence et l'humour noir.
Parmi ces recueils de nouvelles, on s'attardera sur « Les Fourmis » (1949), 11 nouvelles de jeunesse écrites entre 1944 et 1947 réunies en 1949. Les Fourmis comme le nom de la première nouvelle, comme les fourmis qui envahissent les jambes d'un soldat ayant marché sur une mine.
On trouve déjà, dans ses nouvelles, tout ce qui fera la veine de ces futurs romans ; la poésie, l'humour noir, la fantaisie littéraire et ses thèmes chers que sont l'amour, l'absurdité de la guerre, la musique.
Boris Vian a écrit plus de 200 poèmes.
« Je voudrais pas crever » est son quatrième et dernier recueil de poèmes écrits entre 1951 à 1953 et rassemblés en 1962. Ce sont là 23 poèmes simples, épurés, émotionnellement très forts, assez sombres aussi : « Pourquoi je vis », « Je n'ai pas très envie », écrits à un tournant de sa vie où Boris Vian est très déprimé : il se sépare de sa femme, a des problèmes financiers et sa santé chancelle. Sont au rendez-vous toujours les jeux autour du langage et une certaine musicalité dans les textes.
Parolier et/ou compositeur de plus de 500 chansons, lui qui a inventé le mot « Tube » pour désigner une chanson à succès, s'en est donné à cœur joie : qui ne connaît pas « le Déserteur », « Fais-moi mal Johnny », « La java des bombes atomiques », « On n'est pas là pour se faire engueuler », « J'suis snob », « La complainte du progrès », « je bois » et bien d'autres encore . Depuis toujours, les interprètes se sont emparés de ces textes burlesques, de Henri Salvador, Juliette Gréco, Serge Reggiani à la plus jeune génération des Bénabar, Zebda, Thomas Fersen, Matthieu Chédid en passant par Bernard Lavilliers, Leny Escudero, Mouloudji, Jacques Higelin, Sanseverino ....
Son style à la fois poétique et ludique est largement défini par une langue propre, un ton, un vocabulaire nourri de cet amoureux fou de la langue française et de l'argot.
Dans l'écriture, on trouve le goût du jeu, des jeux de mots, des néologismes, il invente des mots-valises qui permettent la création d'un univers propre, imaginaire et féérique. Dans l'Ecume des jours, c'est un festival : du « pianocktail » au « biglemoi » en passant par « l 'arrache-cœur », le « députodrome », le « cire-godasses », le « ratatine-ordures », les « doublezons »...
Ses œuvres sont hantées par la mort : « le plus clair de mon temps, je passe à l'obscurcir ».
Il écrit en réaction à son enfance idyllique, porté par sa passion pour le jazz et son refus de tout engagement.
Moderne avant l'heure, audacieux, scandaleux même, boulimique de travail, intrigant, il fut mal compris, sans doute trop en avance sur son temps. Ces romans, notamment « l'Ecume des jours » n'ont guère eu de succès ou ont même soulevé de vives polémiques lors de leur parution comme « J'irai cracher sur vos tombes ».
Ses chansons sont toujours chantées et reprises par de nombreux artistes de la nouvelle génération.
« Je n'atteindrai pas mes 40 ans » avait toujours dit Boris Vian.
Ironie du sort, il meurt, à 39 ans, d'une crise cardiaque lors de la projection du film adapté, contre son gré, de son roman « J'irai cracher sur vos tombes ».
Pour en savoir plus sur ce personnage fascinant et génial, on peut lire « Boris Vian » par Claire Julliard chez Gallimard dans la collection « folio biographies ».
En cette fin d'année, l'actualité met Boris Vian à l'ordre du jour : les éditions Futuropolis sortent une adaptation, en bandes dessinées de « L'Automne à Pékin » par Paul et Gaëtan Brizzi, un livre inédit « Vian et la Pataphysique » est publié par Le Livre de poche et Grasset jeunesse nous offre « Valse de Noël », une adaptation en album pour les petits d'une chanson de Boris Vian.