Longtemps premier livre de l’enfance, l’abécédaire s’est beaucoup transformé au cours des siècles : sa forme, son contenu et ses destinataires ont beaucoup évolué.
- Naissance de l'album alphabet
Jusqu’à la fin du XIXème siècle, les abécédaires avaient pour vocation d'apprendre à lire et à écrire et ils comportaient, outre l’alphabet proprement dit, une méthode destinée à cet apprentissage.
Les réformes scolaires de Jules Ferry vont éloigner durablement les abécédaires de l’école, la méthode à l'œuvre dans les abécédaires de l'époque allant à l’encontre de celle prônée par l'école publique.
Libérés de leur impératif scolaire et uniquement dédiés à l’usage familial, les abécédaires vont désormais être des albums alphabets, cantonnés au seul apprentissage des lettres, mais plus libres de leur forme et de leur contenu.
Le genre va alors connaître un véritable âge d’or, probablement pour deux raisons.
D’une part, les abécédaires sont désormais beaucoup plus attractifs : jouant de toutes les séductions de l’album (images, jeux, animations ..) c'est le livre-cadeau par excellence.
D’autre part, loin de se décharger sur l’école, les parents se montrent désireux de prendre part à la mise aux lettres de leur enfant, soit qu’ils voient dans l'instruction un facteur d’ascension sociale, soit qu’ils perpétuent là une tradition, l’éducation étant habituellement prise en charge par les familles dans les milieux les plus aisés.
- Les abécédaires aujourd'hui
S’il a perdu son rôle de premier livre de l’enfance, l’abécédaire reste un genre vivant, plébiscité aussi bien par les artistes, les enfants et les parents que les professionnels du livre et de l’éducation.
Il ne s’agit plus désormais, comme cela pouvait être encore le cas au début du XXème siècle, d’apprendre son alphabet dans un livre : non seulement cet apprentissage est pris en charge par l’école mais il se fait sur un temps plus long et par des biais multiples, scolaires et non scolaires.
Dans ce contexte, quel rôle peuvent jouer les abécédaires aujourd’hui?
Pour répondre à cette question, un tour d’horizon des différentes formes de l'album alphabet contemporain s’impose.
Les abécédaires imagiers
De même qu’on peut définir l’album par une interaction texte/image, on peut définir l'abécédaire par une interaction lettre/texte/image et comme pour l’album, c’est le jeu entre ces différents éléments, y compris la possible absence de l’un ou l’autre, qui va faire la richesse de l'abécédaire.
L’image a pris une part de plus en plus importante au cours du XIXème siècle pour finalement s’imposer comme un élément central. D’abord récréative, elle a peu à peu justifié de son importance par un rôle pédagogique majeur.
Le principe le plus courant est celui de la représentation du mot acrophone, c’est-à-dire un mot commençant par la lettre représentée , B comme banane par exemple. L’enfant, en reconnaissant le mot représenté, accède à une clé lui permettant de faire le lien avec la lettre.
A l’inverse, s’il connaît déjà la lettre et le son qui lui est associé, cela peut lui permettre de comprendre que le mot qu’il cherche commence par cette même lettre.
Ce type d’abécédaire est volontiers thématique avec une prédilection particulière pour les bestiaires ou les livres consacrés à la nature. Il s’agit alors autant de découvrir l’alphabet que de découvrir un domaine de savoir.
C’est le cas de l’ABC de la nature de Bernadette Gervais, Pépite d’or du Salon du livre jeunesse de Montreuil, qui représente aussi bien des animaux que des végétaux.
Les abécédaires livres-objets
Quand on sait l’importance du lien entre main et cerveau, on ne peut que regarder avec un vif intérêt les abécédaires qui proposent à l’enfant une manipulation.
Dans l’Abécédaire de Pascale Estellon, les rabats à soulever créent des effets de surprise et maintiennent éveillés l’attention et la curiosité de l’enfant.
Dans l’Abécédaire gigogne de Xavier Deneux, un système de creux et de relief établit un lien entre la forme de la lettre et tout ou partie de l'image : l’enfant est invité à toucher ces creux et ces reliefs, ce qui lui permet d’appréhender la forme des lettres, comme un premier pas vers leur tracé.
C’est également la lettre elle-même que l’enfant est invité à toucher dans l’ABC des mots de Fany Perret mais cette fois non seulement il peut suivre des doigts leur forme mais il peut même s’en emparer et jouer à composer des mots.
Les abécédaires narratifs
Quoi de plus attractif qu’une histoire ?
Faire découvrir l’alphabet sous une forme narrative a plus d’un atout : la logique discursive du récit apporte de la fluidité au déroulé alphabétique, tandis que la personnification des lettres, comme dans L'histoire de monsieur A de Jean-pierre Blanpain, rend plus familiers ces étranges signes que sont les lettres.
Les abécédaires livres-jeux
L'une des modalités de jeu les plus répandues consiste à rassembler sur la page un nombre important d'images acrophones que l'enfant doit reconnaître.
On la retrouve ainsi dans trois abécédaires, chacun à plus d'un siècle d'intervalle, avec des ressemblances troublantes entre le premier, Alphabet et chiffres récréatifs de Victor Adam, et le dernier, ABCD d'Henri Galeron.
Tandis que dans ces deux titres le choix a été fait d'associer des éléments très hétéroclites, Jean de Brunhoff a fait un choix différent dans l'ABC de Babar, où c'est une mise en scène cohérente qui est représentée. La difficulté en est augmentée on s'en doute, d'autant que c'est pas moins de 74 mots qu'il faut trouver dans la page !
Difficile d'évoquer les abécédaires sans dire un mot de l'ambitieux projet de Régis Lejonc aux éditions L'edune. En 2007, il a l'idée de créer une collection, sobrement nommée L'abécédaire, avec une lettre par album (plus rarement deux) et de confier chacun de ces albums à 20 illustrateurs différents. Seule consigne, représenter des images acrophones à deviner sur une vingtaine de pages, les solutions étant données à la fin de l'ouvrage. Ludique, la collection est aussi une formidable occasion de découvrir des univers graphiques, parmi lesquels celui de Frédérique Bertrand, dont l'album est consacré à la lettre T.
Variations phonétiques
Si le principe de base de l'abécédaire est l'acrophonie, on peut pousser le principe à tous les mots d'un texte : on parle alors de tautogramme.
On en trouve un exemple dans L'Abécédaire en 26 chansonnettes publié par Formulette production, qui a eu la bonne idée de réunir l'abécédaire musical de Boris Vian et Lucienne Vernay, créé en 1957, un abécédaire illustré réalisé par Tomi Ungerer en 1974 et une interprétation du groupe Debout sur le zinc. Le résultat est des plus réussi, l'esprit libertaire des uns et des autres se combinant à merveille...
Un autre jeu sonore possible, moins fréquent, consiste à jouer sur l'homophonie entre la dernière syllabe et la lettre, comme dans Alpha bêta de Guillaume Bracquemond. L'exercice y est complété par la juxtaposition visuelle de la lettre homophone et sa répétition sur un cube intégré à l'histoire, dans un savant équilibre de jeu et de pédagogie.
Variations graphiques
Pour beaucoup d'illustrateurs, travailler autour des variations graphiques et figuratives de l'alphabet est un exercice de style incontournable. Beaucoup déclarent leur intérêt pour ce lien si particulier entre lettre et dessin, comme Régis Lejonc dans une interview donnée à Ricochet en 2008.
Avec un abécédaire on touche fondamentalement au dessin qui fait sens, à la source même de la faculté humaine à représenter le monde pour le communiquer à l'autre. [...] Le dessin est à l'origine de l'écriture et l'écriture engendre maintenant du dessin... Une boucle logique et puissante existe d'emblée dans l'abécédaire.
L'un des jeux graphiques les plus prisés consiste à trouver, pour le photographe, ou créer, pour l'artiste, des formes de lettres dans notre environnement.
Théophile Schuler en propose un superbe exemple dès 1868 dans Le premier livre des petits enfants, édité par le célèbre éditeur Pierre -Jules Hetzel.
Plus d'un siècle plus tard, en 1999, un autre album va marquer l'histoire de l'abécédaire, Alphabetville de Stephen T. Johnson. Trompe l'œil à double titre (photos ou peinture ?), c'est une invitation pour l'enfant à observer le monde qui l'entoure, mais aussi le moyen là encore de rendre quotidiennes et familières les lettres de l'alphabet.
Plus récemment un photographe italien, Roberto Beretta, en reprend le principe dans un imagier photo intitulé En ville de A à Z.
Avec ABC3D, c’est une véritable œuvre d’art que propose Marion Bataille.
Les lettres surgissent de la page, entrent en mouvement, se transforment. Ce sont des bijoux dont le livre est l’écrin : effet waouh garanti !
S’il est une artiste dont on peut dire sans craindre de se tromper qu’elle est fascinée par les possibilités plastiques qu’offrent les lettres, c’est bien Anne Bertier.
Celle-ci compte pas moins de cinq abécédaires à son actif ! Deux d’entre eux, Noires (ci-dessous) et Blanches se répondent étroitement : les lettres s’y cachent, tantôt habillées de blanc, tantôt habillées de noir, dans un jeu graphique à la fois subtil et intense.
- De l'ordre avant toute chose
Parmi tous les abécédaires que j'ai pu parcourir, ces deux albums sont les seuls ou l’ordre alphabétique est bousculé. On peut s’en étonner car si l’ordre alphabétique a valeur mnémotechnique, quid des abécédaires dont la volonté d’apprendre leur alphabet aux enfants semble bien secondaire ? A vrai dire, même dans Noires et Blanches l’ordre alphabétique n’est pas loin : c’est bien le A et le Z qui commencent et terminent chaque album et l’on retrouve l'alphabet complet à la fin, dans les solutions.
Serait-ce une trace de l’antique caractère sacré de l'abécédaire ? Celui-ci a effectivement longtemps eu un caractère religieux et l’ordre alphabétique était vu comme un écho de l’ordre divin.
Au-delà de tout caractère religieux, il est certain que l’ordre alphabétique a longtemps joué et joue encore probablement un rôle symbolique fort : ne reflète-t-il pas notre besoin de trouver de l'ordre dans le désordre du monde ?
- Les abécédaires, moteurs du désir d'apprendre à lire et à écrire
Que nous enseigne ce panorama de l'abécédaire contemporain ?
Alors que pendant longtemps les alphabets ont été les outils d'un apprentissage aride et fastidieux, ils sont désormais synonymes de jeu et de découverte.
En proposant une approche didactique et ludique, en jouant des variations infinies qu’offrent le signe et le son des lettres, les auteurs contemporains permettent à l’enfant d’entrevoir les possibles offerts par la maîtrise de ce code que représente l’alphabet : ils lui donnent envie de comprendre ces signes, c’est-à-dire lire, et ils lui donnent envie de s’approprier ces signes, c’est-à-dire écrire.
A emprunter à la Médiathèque départementale :
- Le bac à doc Abécédaires, tout juste mis à jour
- Les abécédaires de l'enfance : verbe et image, de Marie-Pierre Litaudon-Bonnardot
- Les abécédaires, mots et merveilles, de Jean Duvallon
Pour aller plus loin :
- Gallica propose une très riche collection d'abécédaires numérisés allant de la fin du XVIIIème siècle au début du XXème siècle, parmi lesquels Alphabet de Kate Greenaway, Alphabet de la Grande Guerre d'André Hellé, Alphabet de Benjamin Rabier, ou encore cet édifiant Abécédaire du Maréchal Pétain , distribué dans les écoles par les services de propagande de l'Etat français en 1941.
- On peut avoir un aperçu de la collection sur le tableau abécédaires de Gallica sur Pinterest.
- Egalement disponible, une sélection d'abécédaires à colorier .
- Sur le site de la BNF, un article de Marie-Pierre Litaudon, Abécédaires : ordres et commencements .
- Sur le site du CNLJ, une conférence en audio, L'abécédaire : du livre d'éducation à l'album récréatif, généalogie et poétique d'un genre fondateur.
Marie-Christine - Février 2021
Bibliographie
Abécédaires imagiers
Abécédaires thématiques
Bestiaires
Abécédaires livres-objets
Abécédaires narratifs
Abécédaires livres-jeux
Jeux phonétiques
Jeux graphiques
Abécédaires bilingues